J. Rime: Le baptême de la montagne

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Titel
Le baptême de la montagne. Préalpes fribourgeoises et construction religieuse du territoire (XVIIe-XXe siècles)


Autor(en)
Jacques, Rime
Erschienen
Neuchâtel 2021: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
680 S.
von
Stéphanie Roulin, Histoire contemporaine, Université de Fribourg

Après un premier livre consacré aux armaillis «bergers des âmes» en 2014, l’auteur approfondit ici un thème pour aller au-delà de l’image d’Épinal d’un lieu qui serait biblique et spirituel par essence, car plus proche de Dieu. Religion d’abord urbaine, le christianisme a conquis cet espace particulier pour faire un territoire religieux (Vincent, Dory, Verdier 1995). J. Rime documente la rencontre entre les «gens d’Église» avec le monde de la montagne, en l’occurrence fribourgeoise: un microcosme de 600 km2, où les chalets d’alpage étaient situés sur des territoires hors paroisse, peuplés de «gens du bas» qui n’étaient coupés des autres que pour une saison.
S’appuyant sur l’historiographie des trois dernières décennies, le cadre d’analyse distingue les notions d’espace (et d’espaces sacrés: mer, désert, montagne) et de construction du territoire. L’auteur prend ses distances avec les avatars d’une littérature plus ancienne (Guichonnet, Aebischer) dans laquelle la montagne, par contraste avec une plaine jugée rationnelle, était présentée comme le séjour des démons, peuplée d’habitants «crédules et goitreux», tardivement extraits de l’influence du paganisme et de la sorcellerie (p. 14). Poursuivant les conclusions d’un colloque de 2002 sur religion et montagnes en Europe, et en accord les autres spécialistes actuels de la montagne helvétique comme J. Mathieu, Rime rappelle que le monde alpin (et a fortiori préalpin) n’est pas plus «primitif» que les autres, et qu’il est intimement lié à celui de la plaine.
L’étude s’inscrit dans une histoire culturelle qui ne néglige pas les dimensions économiques, politiques, anthropologiques, et même philologiques. Les considérations sur les toponymes et sur les textes en patois offrent des pages savoureuses, clarifiant au passage quelques malentendus qui renverraient à une gêne de «ne pas posséder un aussi riche folklore que l’Écosse ou la Bretagne». Le toponyme Les Fayes évoque ainsi des brebis ou des hêtres, et non des fées. Ces dernières sont du reste absentes des légendes fribourgeoises, qu’il s’agisse de celles collectées par le père de l’ethnographie cantonale Franz Kuenlin au XIXe siècle, celles relues et mora-lisées par l’abbé Bovet dans l’entre-deux-guerres, ou celles analysées dans l’enquête de Christine Détraz et Philippe Grand en 1984. Dans la première partie («Un espace magique»), l’auteur bat en brèche la théorie d’une survivance du paganisme, en vogue au tournant du XXe siècle et réanimée par les néopaïens autour des années 2000. Il fait aussi un sort à l’idée que la montagne aurait été le repère préféré des «sorciers» et «sorcières». Les persécutés se repliaient simplement dans des lieux reculés, et en plaine plus souvent qu’en altitude. Dans les mentalités d’Ancien Régime, la montagne n’était pas considérée comme un lieu maléfique, même si les populaires capucins y pratiquaient des exorcismes et bénédictions d’étables et de troupeaux. Ce recours s’explique plutôt par le besoin de protection (divine ou non) contre le caprice des éléments, et témoigne de flottements entre religions populaire et officielle.
Les sources mobilisées témoignent d’un changement d’attitude entre le XVIIe et le tournant du XXe siècle. Le rapport des gens d’Église à la montagne est d’abord distant et méfiant, et c’est en partie réciproque si l’on en croit les strophes un peu antic-léricales du Ranz des vaches. Des laïcs et des prêtres fribourgeois prennent une part active dans le processus de «réélaboration savante de la culture populaire». Traitée dans la deuxième partie, cette «in invention de la tradition» (Hobsbawm, Ranger 1983) est jalonnée de malentendus et d’instrumentalisations, et elle n’est pas linéaire. Elle a conduit à une redéfinition de la sacralité de la montagne, non plus seulement religieuse, mais bien civile et patrio-tique à l’époque de la «République chrétienne» fribourgeoise. Dans ce processus, l’influence de Joseph Reichlen, folkloriste, patoisant et peintre de la Gruyère, apparaît plus décisive que celui du clergé fribourgeois. Reichlen contribue à «domestiquer» le chant populaire en expurgeant les éléments jugés licencieux et l’anticléricalisme des armaillis. Durant cette période, le clergé n’est pas à l’avantgarde du mouvement folkloriste, il est plutôt suiveur que pionnier, et aucun mouvement concerté n’est à l’œuvre en son sein.
Si les crises paysannes de la fin du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres ont été le creuset du folklore, les élites catholiques ont pleinement contribué à ce rapport renouvelé à la montagne, et c’est entre 1910 et 1960 que la religion a été le plus fortement mobilisée. C’est tout l’objet de la troisième partie («La montagne catholique»), placée sous le signe de l’abbé Joseph Bovet (1879–1951). Directeur de l’École normale d’Hauterive à partir de 1908, professeur au séminaire et bientôt responsable des chœurs d’église, il domine et contrôle la production et la pratique musicales du canton qui en était arrivé à son point d’étiage au début du XXe siècle. Il publie en 1911 Nos chansons, un recueil qui le propulsera au rang de «barde fribourgeois». Recherche d’authenticité (exaltation des chants en patois en dépit de l’interdiction légale du patois à l’école), tri moralisateur, abolition des frontières entre le profane et le religieux, entre le spectacle et la liturgie, telles sont les principales caractéristiques de la démarche de Bovet. Elle sera continuée au sein du clergé par une nouvelle génération (Brodard, Menoud, Perrin) porteuse de nouveautés dans les années 1950, avec l’introduction de sermons en patois et la création d’un service d’aumô¬nerie pour les armaillis. La dynamique n’est toutefois plus à la rénovation politique, mais plutôt à la célébration et à la défense de la «Gruyère éternelle». Bovet est décrit comme le catalyseur qui a rendu possible la rencontre (ou la réconciliation) entre l’Église et les Préalpes fribourgeoises.
Plus ramassée, la quatrième et dernière partie couvre une période plus proche de nous, dans laquelle l’auteur s’interroge sur la présence d’un changement de paradigme qui «affecte la société aussi du point de vue spirituel». Même si l’institution ecclésiale a perdu le monopole instauré dans la période précédente, la présence du christianisme apparaît moins contestée en montagne qu’en plaine. On observe un renouvellement sur le plan musical, avec la production de l’abbé Pierre Kaelin, l’héritier de Bovet qui, avec des textes d’Émile Gardaz, témoigne d’une plus grande ouverture au monde et à la modernité. Ainsi, le festival Terre de Gruyère en 1963 bouleverset-il le récit classique de la religion dans la région. Les années 1970 sont parcourues de mouvements contradictoires: apparition de bergers fribourgeois aux longs cheveux (les «pèlàs» influencés par le mouvement hippie) et permanence des aumôniers des armaillis; hiatus entre un clergé acquis aux nouveautés de Vatican II et résistances d’une certaine religion populaire; attachement des fidèles à la messe en patois alors que la langue n’est comprise que par une minorité. Comme en témoigne la fête de la Poya d’Estavannens en 2013, la notion de «sacralité» de la montagne se fractionne sous le coup de l’individualisation des croyances, l’attrait d’un syncrétisme alpin et le «revival touristico-religieux» décrit par l’historien français Antoine de Baecque.
Gruérien et prêtre lui-même, J. Rime applique une méthode critique rigoureuse et minutieuse à l’étude d’une région qu’il a beaucoup arpentée et d’une institution qu’il connaît en profondeur. Les comparaisons pertinentes avec d’autres territoires mieux documentés (les Grisons, la Savoie, la Bretagne de Michel Lagrée) aussi bien que les recoupements et recours aux témoignages permettent de combler la relative rareté des sources. Les fines analyses toutes en nuances sont agréablement ponctuées d’anecdotes truculentes. Tout au plus peut-on s’étonner de la confiance dans le jugement d’un témoin selon lequel les textes de l’abbé Menoud, rédacteur ecclésiastique de La Liberté de 1953 à 1975, auraient attiré des lecteurs non-catholiques au journal (p. 486–487). Ailleurs, silence sur la pédophilie du prêtre-alpiniste et prêtre-metteur en scène Marcel Menétrey, dernier de cordée «sauvé» dans un accident à la Dent-de-Lys en 1940 en invoquant Marguerite Bays. La révélation de cette face sombre n’a guère perturbé les procès en béatification et en sanctification de la Fribourgeoise dont les étapes sont rappelées dans le livre (voir François Mauron, «Le miracle de Marguerite Bays mis en cause par un document», Le Temps, 03.07.2008, en ligne: www.letemps.ch/suisse/miracle-marguerite-bays-mis-cause-un-document). Ces remarques marginales n’enlèvent rien aux mérites de cette somme qui retrace avec beaucoup de clarté les signes, rythmes et acteurs de l’évolution du lien entre l’Église et la montagne, jusqu’aux pratiques les plus récentes.

Zitierweise:
Roulin, Stéphanie: Rezension zu: Rime, Jacques: Le baptême de la montagne. Préalpes fribourgeoises et construction religieuse du territoire (XVIIe–XXe siècles), Neuchâtel 2021. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Religions- und Kulturgeschichte, Vol. 116, 2022, S. 471-473. Online: https://doi.org/10.24894/2673-3641.00127.